
Par un après-midi fort ensoleillé, alors que je baguenaudais dans le jardin de ma petite fiancée, mon attention fut attirée par les groseilliers qui offraient de jolies grappes de fruits mûrs. Profitant qu’elle me tournât le dos, affairée à tondre la pelouse, je me suis laissé guider par ma gourmandise légendaire. Alors, sournois comme un vieux matou castré, j’ai attrapé une grappe de groseilles blanches, l’ai portée à ma bouche; j’ai fermé les yeux. Et, tel un petit Marcel picard dégustant sa madeleine, je me suis laissé envahir par les souvenirs. Les groseilles blanches? Les meilleures, sans aucun doute. Les plus douces, à l’acidité raisonnable et fraîche comme baiser d’adolescence avec une petite immigrée italienne dans les années 1960, sur la pelouse du stade SNCF de Quessy-Cité (Aisne). Mais laissons là l’Aisne (tiens, ça sonne bien: «Laissons là l’Aisne!»; il faudra que le replace dans les paroles des chansons que je dois donner à Hervé Zerrouk, ancien du groupe Les Désaxés, à Benjamin Laplace, fondateur du groupe Mistral, ou à Vanfi, l’âme sombre des Papillons noirs, ou tout simplement à mon frère, l’insaisissable Scieur Z et sa scie musicale s”c”i tranchante), retrouvons les vacances. Les miennes, en tant que fils de cheminot d’un père qui, aux voyages, préférait son jardin, restaient toujours les mêmes : direction le château de Sept-Saulx (Marne) où mon grand-père maternel exerçait la profession de jardinier. Avec mon regretté cousin Guy (le Pêcheur de nuages), nous parcourions les rives ombragées et fraîches de la Vesle, lestés de nos gaules et lignes, à la recherche des chevesnes, vandoises, vairons, perches ou rotengles aux rutilantes nageoires. C’était juillet; il faisait chaud. Lorsque nous n’étions pas à la pêche ou pas en train de courir après les filles, jeunes faunes agiles, nerveux et vigoureux, nous allions dévaster le potager du grand-père. Les groseilles blanches et roses, pâles comme la peau des fesses des jeunes rousses, restaient nos préférées; nous en abusions. Le jus dégoulinait le long de nos lèvres et sur nos torses dénudés. Le plaisir que nous obtenions relevait de l’orgasme gustatif. Fermions-nous les yeux pour nous souvenir de plaisirs lointains? Justement, je ne m’en souviens plus. L’effet poupées russes de ma pensée s’arrêtera donc là. Non, pas tout à fait. Des groseilles blanches et roses, nous en rêvions, quand nous jouions, Alain Lanzeray, Gérard Lopez (dit Dadack), Dominique Van Missen, son frère Josselin et moi, au Tour des Allées, pastiche du Tour de France que nous réalisions avec des petits coureurs en métal ou en plastique que nous faisions avancer avec des billes sur un parcours, dessiné à la binette, dans les allées du jardin de mon père. À la cité Roosevelt, au milieu des années 1960, cette compétition détenait la réputation d’une classique cycliste véritable, Felice Gimondi, GianiMotta. Paris-Roubaix et autre Tour des Flandres n’avaient qu’à bien se tenir. Lorsque nous en avions assez de faire avancer Felice Gimondi, Walter Godfroot, Giani Motta et Karl-Heinz Kunde (dit le Nain jaune), nous foncions vers les groseilliers de mon père qui, eux, ne produisaient que des fruits rouges. Nous nous en contentions.

Ils sont loin, nos Tours des Allées de l’enfance. Mais résonnent toujours en moi les rires d’Alain, de Gérard, de Dominique, de Josselin et des autres qui, alors que je tape ces lignes, jouent peut-être aux petits coureurs dans les cieux de l’enfance éternelle.
Dimanche 28 juin 2020.






