
Nos lectrices et lecteurs sont en droit de se dire que le jardinier confiné recèle, tout au fond de lui, d’étranges obsessions. Hier, il admirait, dans le verger de son voisin de droite, un cerisier en fleurs qui n’en était peut-être pas un. Aujourd’hui, le voici qui reluque à nouveau le même terrain arboré et qu’il s’émeut devant un lilas en fleurs. Il se renouvelle peu.
Produits Avon
Ce matin-là, il ouvre la fenêtre de sa chambre. C’est d’abord son nez qui est en émoi. Ce parfum incomparable de lilas. Une vague de lumière crémeuse, lourde et blonde comme la crinière de Brigitte Bardot, le conduit à cligner des yeux. Il les ferme. Et rêve. Il revoit sa mère partir sur sa bicyclette Peugeot dans les rues de Tergnier (Aisne). Sur le porte-bagages de son terrible engin: une valisette bleu nuit, mélange de tissu rigide et de plastique doux. Elle contient des produits Avon. Nous sommes au tout début des années 1970. La mère du confiné est représentante de cette célèbre société américaine de cosmétiques. Il fallait bien arrondir les fins de mois quand on était un ménage de cheminots. (Contrairement à ce que pense notre délicieux président amiénois qui reste persuadé que les cheminots sont des privilégiés.) Parmi les produits Avon: un savon au lilas. Il embaume toute la maison. Il rouvre les yeux. Aperçoit le lilas mauve. Un appel le traverse, tel en courant électrique. Un appel à la pêche à la ligne. «On pêche la tanche quand les lilas se mettent à fleurir», dit-on. Il se revoit sur les berges de l’étang d’Argoeuves, plan d’eau du comité d’entreprise de sa société. Les tanches, énormes, y sont nombreuses. Il lui est arrivé de remonter de puissantes grosses brunes à la peau luisante, voluptueuses panthères noires d’eau douces. Il se souvient aussi d’une anecdote. Cœur des années 1960. Enfant, il allait pêcher dans une mare, en fait un trou de bombe, à la pâture de Sanville, au bord du canal, à Fargniers. Un matin, il avait remonté une tanche de ces eaux croupies. Un autre jour, ses copains et lui y avaient découvert un veau mort. Aujourd’hui, les années ont passé. Il ne pense ni à la tanche, ni au veau mort. Il se demande quelle tête avait le pilote américain de la forteresse volante qui avait lâché ce gros pruneau. Ça devait être en 1943 ou 1944. La guerre encore et toujours. Le jardinier confiné n’est constitué que de lourdes obsessions. PHILIPPE LACOCHE