«Memory Lane», on l’a lu des dizaines de fois. On se laisse encore prendre. Qu’est-ce que c’est bon.



Modiano. Encore et toujours. Mais qu’est-ce qui fait, Bon Dieu, qu’on tombe toujours sous le charme de sa prose, au grand Patrick? Pourtant, franchement, il n’a pas grand-chose pour plaire. En vieillissant, il ressemble de plus en plus à un frère naturel de Bernard Pivot. Un frère de Pivot en plus fin physiquement, en beaucoup plus haut, en plus grave, en moins bon vivant (Pivot, il faut le reconnaître, est sympathique à aimer le Beaujolais, le football et les écrivains improbables comme Henri Vincenot et Kléber Hædens); il parvient même à nous agacer avec ses hésitations de langage au cours des interviews. Hésitations dont on ne sait si elles sont incompressibles (dans ce cas, on compatit), ou s’il en rajoute (là, on se dit qu’il exagère).
«Emprisonné dans la toile de sa prose blanche comme un caviar d’œuf d’escargots.»
Alors? Alors? Allez savoir. Voici Memory Lane que les aficionados du grand Patrick ont tous dû lire une bonne dizaine de fois. Et voilà que les éditions Stock ont l’idée (la bonne?) de le rééditer. Faut-il rappeler que Memory Lane est lesté des dessins (sublimes, forcément sublimes, eût dit la Margot Duras, qui fut l’amie, rue Saint-Benoit, de Jean Cau, de Jacques-Francis Roland – qui en connaissait des tonnes sur la vie secrète de Patrick – de la mère de Modiano) du regretté Pierre Le-Tan. Alors, on hésite. Faut-il le reléguer sur le haut de l’étagère, l’écarter sournoisement pour laisser de la place à une jeune plume? Oui, mais… Oui mais, les jeunes plumes d’aujourd’hui n’ont pas le talent indicible du créateur de Villa Triste. Alors, on se laisse tenter. Et une fois de plus, on écrit. On écrit comment on s’est fait avoir. Comment, on a été embarqué, ensablé, enlisé, empoigné, emprisonné dans la toile de sa prose blanche comme un caviar d’œuf d’escargots. On regarde d’abord les dessins de Le-Tan. Ces visages qui nous rappellent quelque chose, quelqu’un. Ce regard perdu et merveilleusement malheureux de Paul Contour. Puis le gros visage de Doug; on l’imagine couleur de brique à cause des alcools sucrés, dont l’Izarra. Doug qui ressemble comme deux gouttes de Génépi à ce comédien, un second rôle d’origine américaine qui peuplait les films et téléfilms des sixties et des seventies. Sa grosse voix embourbonnée et son accent à couper au Ka-Bar.Puis, on lit enfin. Et on ne lâche plus, trop content de recroiser Georges Bellune, Françoise (Dorléac?), Claude Delval et son jeune protégé Michel Maraize, l’amoureux des poèmes en prose de Baudelaire. Il ne serait pas étonnant de croiser le fantôme de Maurice Raphaël, ou d’Ange Bastiani, ou d’Ange Gabrielli, ou de Vic Vorlier, à moins qu’il ne se fût agi du même écrivain prolixe à l’indiscutable talent et tout aussi indiscutable trouble passé. On est bien dans Memory Lane comme on devait être bien dans la mélodie de la chanson éponyme fredonnée par le gros Doug, rongé par la nostalgie de son Kentucky natal. On est bien dans ce monde interlope, feutré presque duveteux où l’on sent cependant peser de sombres menaces. Comme si les ennuis, d’un seul coup, allaient ressurgir tels de lourds félins délétères de la jungle du passé. PHILIPPE LACOCHE
Memory Lane, Patrick Modiano; dessins de Pierre Le-Tan; Stock; 87 p.; 14,90 €.
